De la fraternité avec les immigrés.

Parole de clôture au Rassemblement « Fraternité Quart Monde – Immigrés », organisé par le Mouvement ATD Quart Monde à la Salle de la Mutualité à Paris, le 15 novembre 1980.

Nous voilà arrivés à la fin de cette manifestation, et je vais essayer de résumer ce que vous, les délégations, avez dit jusqu’ici.

La première délégation, celle de Marseille, qui a représenté le Sud de la France, a compris, grâce à ses luttes, grâce à ses difficultés, que si nous voulions être vraiment libres et respectés, nous devions réussir le défi que nous avons lancé, voici trois ans, ici même à la Mutualité, à savoir que dans dix ans, il ne devait plus y avoir un seul de nos enfants qui ne réussisse pas à l’école, plus un homme ni une femme dans nos cités qui ne sache pas lire ni écrire ni parler devant tout le monde. Les gens de Marseille nous ont dit que le combat pour réussir ce défi, ils le menaient avec nous tous. C’est pourquoi nous applaudissons la délégation de Marseille.

Nos amis d’Allemagne nous ont fait savoir combien ils ressentaient que l’Etat, l’Administration, les services sociaux, parfois les Eglises, les comprennent mal et, souvent, les jugent. Ils nous ont dit que nous devons nous battre pour faire reconnaître notre dignité et nos droits. Ils ont affirmé que, quelle que soit la couleur de notre peau, nous étions tous pareils, tous des êtres humains qui ont le droit d’être représentés et entendus, le droit de lutter pour la justice. Merci pour cela aux gens d’Allemagne.

La délégation suisse nous a parlé de son combat quotidien pour faire reconnaître que le Quart Monde existe dans son pays. Les Suisses, nous a-t-elle affirmé, sont convaincus que chez eux, il n’y a ni pauvreté ni misère. Si donc un homme ne travaille pas et ne peut pas faire vivre les siens, toute la famille est méprisée et elle n’a pas droit à la parole. Les familles du Quart Monde en Suisse se battent pour que toute famille puisse parler et se défendre ; pour que toute personne ait le droit d’aimer, de s’aimer en famille. C’est pour cela que nous remercions les Suisses.

Et voici ceux de Versailles, nés dans l’ombre des rois de France ! Eux nous ont fait comprendre que, sans logement, il n’y a pas de vie sociale possible. Sans logement, on ne peut pas exister en famille et les familles ne peuvent pas se reconnaître, se soutenir, se défendre ensemble. Aux gens de Versailles, nous disons que nous sommes d’accord et que nous nous battons ensemble pour le logement de toutes les familles.

Comme toujours, les Anglais sont venus jusque chez nous de l’autre côté de la Manche pour nous rappeler le droit des enfants d’être élevés dans leur famille, d’être éduqués par leur père et leur mère. Naître dans une famille pauvre, qu’elle soit anglaise, jamaïquaine, indienne ou turque, ne doit pas être une malédiction pour les enfants. C’est pourquoi ils ont mené tant et tant de combats qui sont également les nôtres. Aussi, nous disons aux Anglais : nous sommes avec vous, nous luttons avec vous.

La délégation de Belgique pour sa part, au nom de toutes les familles du Quart Monde en Belgique, nous a rappelé quelque chose que l’on oublie bien souvent, à savoir que si les syndicats, les partis politiques, les associations ne nous reconnaissent et ne nous soutiennent pas, nous n’aboutirons à rien. C’est pourquoi nous voulons assurer les gens de Belgique que nous lutterons ensemble pour être pris en considération dans les syndicats, les partis et les associations.

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Voilà l’essentiel de ce que nous nous sommes dit ici ce soir et nous n’oublions pas ceux de Marseille qui, les premiers, nous ont révélé comment les familles des immigrés et les familles du Quart Monde vivent ensemble. Car ce soir, nous sommes ensemble, non pas pour fêter les Immigrés ou pour fêter les familles du Quart Monde, mais pour fêter cette longue marche que nous poursuivons depuis 25 ans ensemble, même si de marcher ainsi au coude à coude n’est pas toujours facile. Ce soir, nous sommes à la fête de la solidarité et de la fraternité, et des témoignages qui nous ont été apportés tout à l’heure, il nous reste, en cette heure de fête, encore plusieurs choses à retenir.

Tout d’abord, il est vrai que les obstacles qui demeurent sont sans nombre. Dans notre combat pour être unis, bien des pièges nous sont tendus pour nous empêcher, justement, de tenir ensemble, d’être solidaires entre nous. Ainsi, on nous entasse les uns sur les autres, dans des cités surpeuplées, mal équipées en services sociaux et culturels, mal entretenues par les Offices H.L.M. et qui se dégradent rapidement. Mal logées les unes et les autres, familles d’immigrés et familles du Quart Monde, menacées de saisies et d’expulsions, nous vivons bien souvent sur les nerfs et nous finissons par nous méfier les uns des autres, par nous éviter. Il nous arrive d’empêcher nos enfants de se parler ; nous fermons nos portes et nous fermons nos coeurs. Nous arrivons même parfois à nous jalouser ; nous devenons jaloux des Algériens qui travaillent, de ce Palestinien qui a obtenu un logement, de cet Italien qui a touché de l’argent à la Mairie, de ce Noir qui a pris notre travail d’éboueur, de cet enfant des voisins qui réussit à l’école…

Il nous arrive ainsi de nous détester. A cause des malheurs qui pèsent sur nous, nous voilà introduits dans le cercle infernal de la méfiance et de la jalousie qui font naître en nous la peur, comme l’a dit notre premier interlocuteur ce soir. La peur des uns et des autres, la peur de cet inconnu qui habite pourtant sur le même palier que nous et qui subit les mêmes conditions, la même menace d’expulsion, qui est aussi mal vu que nous à la mairie, dans le quartier, par les services sociaux et les associations. C’est cette peur qui nous mène aux insultes, aux injures, aux menaces, parfois aux coups entre nous. Il y a ainsi beaucoup, beaucoup d’obstacles à la fraternité.

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Pourtant, et c’est la seconde chose à retenir, malgré tous ces obstacles, notre combat nous a rapprochés à tel point les uns des autres, que ce soir nous sommes là comme des frères, nous rendant compte que nous nous sommes vraiment mieux compris. Nous savons désormais que ce n’est pas la différence de peau ni de langue ni de manières de faire qui est importante pour nous ; ce qui est important, c’est l’avenir de nos enfants. L’important est que nous nous fassions respecter ensemble, que le droit au respect, nous l’exigions ensemble. Ce qui compte, c’est que nous puissions nous aimer, dans nos familles, et de famille à famille, parce que nous sommes des frères.

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La troisième chose que nous avons apprise ensemble, est de ne plus être naïfs, de ne plus laisser casser notre fraternité par d’autres. Nous ne nous reconnaissons plus le droit d’écouter ceux qui viennent nous dire que les étrangers prennent notre travail, que les familles du Quart Monde salissent nos cités. Nous n’avons pas le droit d’écouter ceux qui viennent nous dire cela, et nous ne les écouterons plus. Nous n’avons pas le droit de nous laisser manipuler par la propagande de gens qui cherchent à se servir de nous, à nous monter les uns contre les autres pour défendre leurs idées politiques, leurs idéologies, ou encore pour protéger leurs intérêts.

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Notre quatrième constatation est que grâce à notre combat et en découvrant notre fraternité, nous sommes devenus un mouvement. Madame Rio le disait : « Nous sommes devenus un mouvement qui porte un message pour le monde entier. Un message que nous possédons en propre et dont le monde a besoin pour avancer. » Il est vrai que la souffrance qui nous frappe tous, immigrés et familles du Quart Monde, nous a appris un message d’espoir. De vouloir combattre cette souffrance ensemble a réveillé l’espoir qui dormait dans nos coeurs, dans nos esprits, dans nos vies. Cet espoir sans fin que nous serons debout et reconnus comme des hommes à part entière, il a enfin surgi en plein lumière, en pleine clarté. Aujourd’hui nous pouvons le proclamer : désormais nous sommes des hommes reconnus comme tels. Les souffrances sans fin qui sont les nôtres ont fait naître cet espoir immense, et de vouloir le réaliser ensemble a fait qu’il ne reste plus caché dans nos coeurs, que nous pouvons le porter comme un message au monde.

Nous devons le porter. Car le monde n’avance pas à cause de ses conquêtes militaires ou économiques, à cause de ses idéologies ou ses profits gagnés par les uns sur les autres. Bien au contraire ! Car ceux qui possèdent, ceux qui savent, ceux qui jouissent de privilèges si minces soient-ils, ne veulent pas que le monde change. Ils l’empêchent plutôt d’évoluer. Alors que nous, à cause de notre souffrance et de notre espoir, nous voulons que le monde avance. Ceux qui font changer le monde, ce sont des gens comme nous qui, au-delà de l’amertume, avons retrouvé l’espoir dans la fraternité. C’est parce que nous mettons notre espoir dans la fraternité que l’avenir de l’humanité est entre nos mains.

Parce que nous sommes les exclus de la terre, nous pouvons inventer un monde sans exclusion. Parce que nous en savons long sur l’injustice et le mépris, nous pouvons inventer un monde de justice et de respect entre les hommes. Parce que nous savons ce qu’est la dépendance, nous pouvons inventer un monde libre, où il y aura du travail pour tout le monde. Et par dessus tout, parce que nous avons été privés d’amitié et d’amour, nous savons que personne ne peut vivre sans amour ni amitié, et nous pouvons inventer un monde de la solidarité et de l’amour.

Le monde a besoin de nous pour apprendre la liberté, la justice et la fraternité. Ceux qui veulent vraiment une société nouvelle, où personne ne soit plus jamais humilié, ont besoin que le Quart Monde et les immigrés proclament ensemble leur certitude que le monde peut changer et qu’il changera parce que nous voulons qu’il change. (…)

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Bien sûr, rien n’est encore gagné, tout reste à faire. Cependant, nous pouvons quand même nous dire que nous sommes un mouvement qui compte. Grâce à nos luttes pour un revenu minimum garanti protégeant toute famille contre l’insécurité, les organisations familiales ont commencé à nous reconnaître et à nous défendre. Grâce à notre fraternité à l’usine et à l’atelier, nous avons pu rappeler aux syndicats que les clivages entre travailleurs qualifiés et travailleurs sans formation sont contraires aux intérêts de tous les travailleurs. Grâce au défi : dans dix ans, plus un seul enfant dans nos cités sans instruction, plus un seul adulte sans métier, nous nous sommes mis à nous apprendre à lire et à écrire et à exiger une formation professionnelle.

Car sans métier, nous le savons, nous n’aurons pas le droit au respect. Sans métier, nous n’aurons pas le droit inaliénable au travail ni au logement. Sans métier, nous ne serons pas des hommes au milieu des autres hommes. (…)

Enfin, nous avons, envers et contre tout, su rendre la vie dans nos cités plus humaine, plus fraternelle. Nous avons été confirmés dans notre certitude que nous pouvions nous entendre, nous comprendre, nous respecter et nous aimer. A force de commencer à marcher ensemble, s’est réveillée en nous la solidarité profonde qui existe entre toutes les familles défavorisées, immigrées ou du Quart Monde français. Quelles que soient nos nationalités, nos appartenances ethniques ou nos opinions, au coeur de nos cités, désormais, nous continuerons de marcher dans la fraternité. Maintenant que nous avons commencé, nous ne pouvons plus nous arrêter et les autres ne pourront plus oublier le mouvement que nous formons ensemble. (…)

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Nous avons commencé et nous devrons poursuivre, continuer de nous rassembler dans les Maisons Quart Monde et créer ces Maisons là où elles n’existent pas encore. Nous devons vouloir bâtir partout des Maisons Quart Monde où nous pourrons parler, échanger, nous respecter, pratiquer ensemble la fraternité dans le combat. Et nous devons rejoindre en grands nombres le syndicat des familles où toutes les minorités défavorisées que nous représentons (…) doivent avoir leur place. Nous ne devons pas rester entre nous mais mobiliser tous ceux qui veulent une société sans exclusion. Si nous allons vers les autres, vers plus abandonnés encore que nous, alors, croyez-moi, le combat que nous avons commencé atteindra sa fin. Le monde nous respectera, parce qu’il respectera tous les hommes.

Nous représentons ici l’espoir du Quart Monde, mais nous n’avons pas le droit d’oublier que nous pouvons, que nous devons être, aussi, l’espoir du monde.

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