Musique, Art et Poésie en Quart Monde.

Une démarche révolutionnaire.

Introduction du père Joseph Wresinski à la session « Musique et Quart Monde », le 13 octobre 1979.

« Aujourd’hui, nous sommes vraiment ensemble pour pouvoir réfléchir à ce que peut représenter la musique – l’art et la poésie – pour les enfants du Quart Monde. Nous sommes des gens qui essaient, et qui cherchent à faire qu’une enfance malheureuse puisse trouver sa place au milieu des autres enfants, et puisse s’exprimer pleinement par tous les moyens dont les autres enfants se servent. Nous sommes donc ici un groupe de libération. Nous sommes des gens qui avons un projet politique de changer radicalement la condition des enfants du Quart Monde.

Il faut mettre ensemble ce que nous faisons et ce que nous avons découvert, puis réfléchir à ce que nous pouvons faire pour permettre aux enfants de se libérer. Il est bien évident que la réunion que nous faisons aujourd’hui est d’une importance capitale, car c’est la première fois que nous nous réunissons ensemble… pour penser quel apport pour ces enfants là, peut avoir la musique, le chant, et peut-être aussi la danse.

L’enfance que nous rencontrons n’a pas la chance d’être dans un milieu de « culture » : la plupart des parents savent à peine lire et écrire, ils n’ont aucun intérêt pour l’art – et la musique en particulier. Ce qui les intéresse parfois, ce sont un peu les chants qu’ils entendent à la radio ou à la télévision. C’est un style de musique quasi militaire, ou au contraire extrêmement tendre et langoureux. ; le reste ne les intéresse pas. L’école aurait pu être un moyen pour ces enfants, malheureusement, ils se trouvent, la plupart du temps, marginalisés et pas du tout parce que ce sont enfants arriérés ou malades mentaux, mais parce qu’ils sont déphasés par rapport aux autres enfants, à cause de leur milieu. Donc, très souvent, les maîtres sont trop préoccupés pour donner à ces enfants le lire et l’écrire (quand ce ne sont pas des vêtements ou du manger gratuit à la cantine) pour penser à leur donner une dimension, je n’ose pas dire musicale, mais artistique. Toute ma jeunesse je l’ai passée dans la misère. Et tout ce qui pouvait être de dimension artistique m’était absolument étranger ; étranger aussi à ma famille et à mon milieu. S’il n’y avait pas eu l’Eglise, c’est évident que jamais dans mon existence, je n’aurais pu avoir l’idée qu’on pouvait se mettre en chœur pour chanter, que la musique c’était vraiment quelque chose pour nous. Alors, il faut considérer votre démarche comme véritablement révolutionnaire : vous n’êtes pas des enfants de chœur qui venez pour « toutouiller » de la musique avec des enfants.

Si vous allez dans le milieu de la misère, vous allez trouver des oppositions de toutes sortes. D’abord en vous-même car la misère n’est pas agréable, ensuite à cause de votre profession car il faut réinventer votre métier, et des oppositions parce que l’ensemble du milieu ne s’y intéresse absolument pas. Ils disent :  » C’est très joli, mais enfin ce n’est pas pour nous, cela ne nous intéresse pas. » La difficulté de votre démarche, c’est que vous apportez un élément nouveau dans un milieu, et que ce milieu n’est pas prêt à le recevoir.

L’ensemble des professionnels que vous rencontrez va être aussi un obstacle, car trop vite ils disent que ces enfants ne sont pas capables de… C’est donc aussi l’ensemble de vos amis qui ne sont pas forcément d’accord avec vous, à moins bien sûr que vous ne les persuadiez du contraire… Il faut vous comparer à ce phénomène du début du siècle qui a vu des étudiants de toutes sortes quitter l’université pour aller porter leurs connaissances au cœur de la misère. Lorsque la Pologne s’est réunifiée en 1914, tous les adultes savaient lire et écrire et tous les enfants étaient scolarisés : les étudiants avaient créé des universités roulantes, on étudiait partout, dans les caves et les greniers, on se cachait de la police car il a fallu un certain temps pour que l’on reconnaisse ces universités comme valables ; c’est la même démarche que nous voulons faire aujourd’hui : faire pénétrer dans le milieu sous-prolétaire ce que nous savons, ce que nous avons appris, de manière à ce que cette population arrive à 16 ans en sachant lire et écrire, mais ait une sensibilité artistique pour être des partenaires sociaux à part entière dans les syndicats, les partis politiques, les Eglises et autres… Que cette population soit à 30 ans des gens responsables, et non pas des gens embrigadés ou des gens laissés sur la touche, parce qu’ils n’auront pas rencontré des gens qui ont la volonté de leur transmettre ce qu’ils ont appris. Ce que vous savez ne vous appartient pas. Cela appartient à tout le monde, par conséquent aussi aux sous-prolétaires. C’est une démarche de ce type-là que vous êtes appelés à faire. Cette population dans son indigence doit vous scandaliser, et vous devez refuser la fatalité.

C’est une démarche que le Mouvement a essayée d’entreprendre depuis très longtemps ; les premiers clubs d’enfants s’appelaient « Art et Poésie », et ce n’est que plus tard qu’on les a appelés « Pivot Culturel ». On n’a jamais pu introduire dans le milieu sous-prolétaire autre chose que la lecture et l’écriture ; on n’a pas eu les moyens, pas eu les gens pour le faire, ou encore pas eu la volonté politique de le faire : on n’a jamais pu. Notre rêve, jamais réalisé, c’était de faire que tous les secteurs où nous étions soient des lieux de rencontre de l’Art dans tous les domaines. On a essayé de faire venir des gens qui jouaient de la flûte ou de la guitare, pour être comme des troubadours, dans différents secteurs, mais ça n’a jamais pris. Probablement parce que l’épaisseur du milieu fait obstacle, mais aussi parce que la volonté du Mouvement n’a pas été assez nette sur ce sujet. Progressivement, on s’est enfermé dans les locaux, et on a fait de la bibliothèque, ce qui était fort bien ; mais par exemple, à Noisy, on a fait une salle d’audition qui n’a jamais servi que de débarras… C’est quand même significatif.

On a demandé aussi à des peintres de venir poser leur chevalet au milieu de la cité, et là encore on a échoué lamentablement ; des gens comme Miro ou Chagall ont été contactés, mais devant l’épaisseur de la misère, leur sensibilité était tellement à fleur de peau et ils étaient tellement hostiles à cette misère que non seulement ils ne voulaient rien faire, mais qu’ils ne savaient même pas se comporter en tant qu’homme, et ils ont tous fui, les uns après les autres. Brel aussi est venu me voir il y a dix-huit ans ; on a passé une journée ensemble, et il ne voyait absolument pas ce qu’il pouvait faire. Cependant, je suis sûr que si le Mouvement avait eu cette passion de libération des enfants et du milieu, ces gens-là auraient mordu ; mais ils ont trouvé un volontariat abruti par la misère et par la souffrance qui l’entourait, et par conséquent il n’y a pas eu entre les volontaires et ces gens-là ce déclic qui aurait pu permettre une communion avec ces enfants.

Donc, le Mouvement a toujours cherché, et c’est ma hantise, à donner à ces enfants, et à ces familles, ce que je considère comme le meilleur de l’humanité, et qui leur manque le plus. Alors ici, le meilleur pour nous c’est la musique, le chant. Et je répète maintenant que c’est un acte de transformation d’un milieu, un acte révolutionnaire, qui est dans la grande lignée de tous ceux qui ont changé le monde parce qu’ils ont apporté le meilleur de ce qu’ils avaient. Comme au début du siècle, nous sortons de nos universités pour aller nous mettre avec les plus pauvres, pour combattre l’illettrisme, l’abêtissement et la sottise, et permettre à cette population de se libérer. C’est dans ce sens que nous sommes réunis aujourd’hui.

Il n’y a pas d’amateurisme possible ; souvent, on dit :  » Puisque c’est pour ces gosses-là, hé bien, ma foi ! ça n’a pas tellement d’importance, ce sera toujours assez bon pour eux ! » Quand on vient dans une cité de la misère, il faut vraiment se former aux disciplines que l’on veut transmettre. C’est vrai pour le livre, c’est vrai pour le dessin, pour l’artisanat, et pour nous aussi. Quand je vois ces éducateurs formés à la sauvette et qui viennent faire de la poterie avec des jeunes : une espèce de bricolage qui n’a aucun souffle, parce que, au fond d’eux, ils n’ont aucune sûreté d’eux-mêmes. Alors, on fait du bricolage et on s’étonne que nos gosses restent des éternels ignares ou des abrutis ! Mais c’est bien parce que nous-mêmes nous n’avons pas donné à ces gosses le meilleur de notre métier, parce qu’on ne s’est pas donné le mal de l’apprendre. Tout s’apprend, et on ne transmet que ce qu’on a bien appris ».

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