Extrait de réunion de volontaire, avril 1962. Père Joseph Wresinski — Ecrits et Paroles aux volontaires, pp 76-80.
Ce texte a été utilisé en regroupement de volontaires à propos de la question d’observer les différences culturelles quand on est dans un pays qui n’est pas le sien ou pour comprendre son co volontaire d’une autre culture. Nous avons mis ce défi en lien avec l’attention que nous portons aux gestes des gens qui vivent la misère et avec cette compétence centrale du volontariat et de tous les membres du Mouvement qui est la capacité à bien observer les faits, trop souvent déformés par les préjugés. Bruno Tardieu
« Se former à l’univers des pauvres »
La façon dont les enfants voient leurs parents, dont les familles voient leurs enfants, ce que les parents disent eux- mêmes de leurs enfants, sur tout cela il faut tout de même réfléchir, travailler. Sinon, vous perdez votre temps ici. Je vous le dis et le répète : si vous ne faites pas cela, vous perdez votre temps. Vous ne pouvez pas espérer aider les familles la première année, ni même la deuxième. Vous ne pouvez espérer aider que dans plusieurs années. Il vous faut une formation ; c’est pour cela que vous êtes ici, pour vous former. Et nos réunions du soir sont destinées à cela, à vous aider à vous former. Plus tard, dans quelques .années, après plusieurs passages au Camp, peut-être à ce moment-là serez-vous capables de travailler avec les pauvres. Autrement non, cela ne sert à rien. Venir passer un mois ici, puis rentrer chez vous, c’est comme si vous aviez passé vos vacances au bord de la mer. Cela n’a aucun intérêt, même si plus tard, vous devriez être médecin. On vous dira ce qu’un curé dit un jour à une dame médecin qui voulait rendre service aux gens de sa paroisse ouvrière. Il ne s’agissait même pas d’une paroisse très pauvre, mais le curé lui a dit : « Madame, vous n’êtes pas ouvrière et vous n’avez plus l’âge de vous adapter et d’apprendre ce qu’est le monde ouvrier ». Si ce curé jugeait une femme docteur qui était une personne d’expérience et sérieuse, incapable de s’occuper du monde ouvrier, pensez combien vous-mêmes devez être incapables de vous occuper des pauvres. Jean-Pierre le sait très bien, lui, et c’est pour cela que, tous les ans, il revient. Tout comme Pierre qui se prépare actuellement à devenir éducateur. Il ne cesse de venir et de revenir, parce qu’il sait que c’est la seule façon de s’instruire et d’être capable, plus tard, d’aider les pauvres. Je vous rappelle ce qu’a dit ce curé à une personne qui, toute sa vie, avait soigné des malades et qui avait, elle-même, quatre enfants : « Vous n’êtes pas formée à la classe ouvrière. » Vous-mêmes, vous n’êtes pas pauvres ni formés au monde des pauvres. Cela vous sera très difficile de vous occuper de familles aussi pauvres, avant d’avoir obtenu une formation très sérieuse. Je vous dis cela pour vous rappeler que nous avons le devoir, tous les soirs, de prendre une demi-heure pour faire un petit rapport sur notre journée, puis pour réfléchir ensemble, en nous servant des observations que nous avons choisies la veille. C’est un devoir absolument strict, c’est aussi important que le temps passé avec les enfants, cela fait partie du travail. Si vous le voulez, cette fois-ci, nous allons voir quelque chose de tout simple : la façon dont les enfants saluent, leur politesse, leur ouverture, leurs réticences, les barrages qu’ils dressent autour d’eux. Il est important que vous regardiez les enfants quand il vous rejoignent ou quand ils sont dans la rue, en groupe. L’enfant dit-il bonjour, sourit-il en disant bonjour ? Quand il vous salue, vous regarde-t-il ? Donne-t- il l’impression d’avoir été habitué par ses parents à prêter » attention aux personnes, à distinguer une personne en particulier ? Quand les enfants’ arrivent, soyez très observateurs. Viennent-ils à vous, vous tendent-ils la main, les bras, cherchent-ils à vous embrasser ? Ou au contraire, ne font-ils aucun geste, restent-ils silencieux, leur bonjour n’est-il rien ? Peut-être même évitent-ils de vous regarder ? Peut-être font- ils volontairement semblant de ne pas vous voir, ou ne vous voient-ils pas parce qu’ils sont préoccupés ? Parfois, c’est net. Il y a des gosses qui refusent de vous regarder. Parce que vous êtes des volontaires et, croient-ils, des Suisses par-dessus le marché. U n gosse peut se dire : « Moi, je ne salue pas les Suisses, je ne salue pas les Anglais ». Il y a, au Camp, des enfants qui ne vous diront jamais bonjour. Par fierté, par refus, parce que vous « êtes de ces volontaires qui, dès les débuts du Camp, sont passés en grand nombre. Les parents les critiquent pour mille raisons, bonnes ou mauvaises, mais surtout peut-être parce que malgré leur passage et, parfois, leurs invasions, les familles sont toujours dans la misère et plus impuissantes que jamais. Ne pas saluer est parfois la seule manière de dire votre fierté ou votre trop plein d’espoirs déçus. Si un enfant, par contre, vient vers vous et vous salue, se met-il à parler ? Attend-il que vous l’interrogiez ? Se colle-t. il à vous, s’accroche-t-il à votre main, refuse-t-il de la lâcher ? Essaye-t-il de capter toute votre attention pour lui ? Si un enfant s’accroche ainsi à vous, c’est bien souvent parce qu’il est complètement désemparé. Chez lui, dans son univers, quelque chose s’est effondré, une sécurité s’est brisée. Alors, il va s’accrocher à quelqu’un, à quelque chose, comme pour ne pas couler. Ne croyez surtout pas trop vite qu’un enfant vous estime, vous fait confiance ou, même, vous aime. La réalité est beaucoup plus complexe. Si un enfant vous embrasse, s’il ne vous lâche pas, ce n’est pas J’ parce qu’il vous aime mais parce qu’il n’est pas aimé chez lui. Ce n’est pas la même chose, vous n’êtes que sa planche de sauvetage momentanée. Un autre enfant, habituellement tout gentil, vous étonne parce qu’un jour, il est là, maussade, méfiant. Habituellement, il a un large sourire, il vous regarde dans les yeux, il est franc, il est clair. Si un matin, il apparaît au contraire renfermé, hostile, quelque chose s’est passé : il a volé, il a menti, il a fait quelque chose de honteux…Tel enfant, vous parle-t-il vraiment de toute sa bouche ou ne fait-il que marmonner quelques mots entre les dents ? Il y a tant de petites choses à noter, parce qu’elles vous disent, tout au long d’une journée, l’état d’âme de chaque enfant. Il y a tant d’attitudes, de gestes à remarquer, qui sont autant de signes de ce que portent les enfants, révélant un état intérieur, une situation de famille cruciale pour eux.
C’est tout ; vous ne regarderez que cela, demain. Vous observerez ce qui n’apparaît que comme un détail, sachant qu’il est pourtant révélateur de toute une éducation, de tout un univers, et souvent d’une grande souffrance d’enfant. Il faudra vous former, pour voir, pour entendre et pour savoir interpréter . Quand nous abordons la misère, nous avons tendance à noter, à brasser de grandes affaires. Noter les petites choses de la vie quotidienne est pourtant d’une importance capitale. Pour vous d’ailleurs, une observation telle que nous vous la proposons, vous oblige à faire attention à votre propre salutation, à votre propre tenue. Cela vous conduit à rectifier la situation de votre côté, comme dit le professeur Debuyst, à rectifier la tenue comme on dit au régiment. Vous serez obligés de vous mettre en position de salutation, puisque vous pensez sans arrêt à la salutation. En position de bonjour, puisque vous pensez au bonjour.
Etre attentifs aux enfants du Camp, nous oblige toujours à prendre conscience de ce que nous sommes et faisons nous- mêmes. L’autre jour, en rencontrant le petit Noël dans la rue, je lui demande : « Dis Noël, qu’est-ce que tu aimes très fort, qu’est-ce que tu aimes le mieux ? » Le gosse me regarde, puis il répond : « J’aime le bon Dieu. » « Ne me raconte pas d’histoire, lui dis-je, tu ne vas jamais à l’église, tu ne fais même pas ta prière le soir. Dis-moi ce que tu aimes. » Noël me jette un regard indécis, mais il n’en démord pas : « J’aime le bon Dieu. » C’est cela, l’adaptation et aussi l’inadaptation des enfants comme de leurs familles. Nous voyons là toute l’éducation que les parents de Noël donnent à leur fils, la sagesse des pauvres qu’ils lui transmettent : « Au curé, c’est comme cela que tu parles. Tu dis que tu aimes Dieu. » Noël a compris : il faut s’adapter à celui qui est devant moi. Au curé, je parle de Dieu. Mais quand le curé cherche à aller au- delà, quand il quitte le rôle que les familles lui ont attribué, l’adaptation ne joue plus, et tout le monde est désemparé. il faut trouver d’autres mots, il faut se montrer autrement, mais comment ? C’est là que commence l’inadaptation, celle des familles mais aussi la nôtre.
Extrait de réunion de volontaires, avril 1962. Père Joseph Wresinski — Ecrits et Paroles aux volontaires, pp 76-80