Seul l’homme peut détruire l’exclusion.

in Témoignage Chrétien, n° 1741, 17 novembre 1977.

Seul l’homme peut détruire l’exclusion de l’homme

Un entretien avec le Père Joseph Wresinski

Voici 22 ans, dans le dénuement et la misère du « camp » de Noisy-le-Grand, le Père Joseph Wresinski lançait ce qui allait rapidement devenir le Mouvement « Aide à toute détresse Quart Monde ». « Témoignage chrétien – est allé l’interroger sur cette aventure…

Il aurait pu parler des heures, comme fasciné par cette grande misère qui est au cœur de sa vie depuis plus de vingt ans : le visage rond d’un prêtre de campagne, les yeux fermés sur l’évocation des exclus du Quart Monde, cherchant le mot juste pour expliquer l’inexplicable, l’intolérable scandale d’une société qui met des millions d’hommes et de femmes au rebut, le Père Joseph fait revivre « Aide à toute détresse ».

° Cela a commencé en 1956, avec les « sans-logis » de Noisy-le-Grand, dans le sillage de l’action menée par l’abbé Pierre.

« Nous croyions pouvoir être ainsi les témoins d’un problème : le drame du logement… Et nous avons découvert un monde, un « état » , une situation permanente faite à toute une population, à tout « le peuple de la misère ».

Nous sommes dans une « société à solutions », avec des technocrates toujours capables de résoudre un problème après avoir fait une bonne analyse. On répond bien à la question « pourquoi ce problème, comment le résoudre ? , mais jamais la question « pour qui ? ». Et là, la seule réponse , ce ne sont pas des « mesures » si nécessaires soient elles, ce sont des engagements concrets d’hommes et de femmes, prêts à partager la vie des marginaux, à se battre avec eux, pour les faire reconnaître par la société.

° Le Quart Monde n’est pas une réalité française ou occidentale : c’est un phénomène international qui existe à l’Est comme à l’Ouest. Même le Tiers Monde a son Quart Monde.

« Un mouvement, dit le Père Joseph, cela commence souvent ainsi : c’est une réponse à un besoin qui apparaît soudain dans toute son ampleur. Vers les années 50, des minorités ont pris conscience de la dimension mondiale de l’exclusion sociale, même si les formes peuvent être différentes. En Europe, c’était la crise du logement, en Amérique la marginalisation culturelle, en URSS on parle des « familles problèmes » qui restent à l’écart d’un système pourtant fortement centralisé.

Dans toutes nos sociétés subsiste une couche de population réfractaire à l’organisation sociale parce qu’elle n’est pas prise en compte, parce qu’elle ne peut pas jouer un rôle collectif.

C’est une tare profonde de nos sociétés… C’est un véritable problème politique. Partout où un homme est exclu, c’est toute la société qui souffre ».

° Où en est aujourd’hui le mouvement ATD Quart Monde ? Apparemment, c’est une réussite : les réalisations se multiplient, les militants sont nombreux, l’aide financière de l’Etat n’est pas négligeable .

« C’est sûr, dit Joseph Wresinski, on mesure les étapes du chemin parcouru : la fondation de notre institut de recherche, qui aborde le problème du Quart Monde en termes scientifiques , la naissance de mouvements organisés, adultes et jeunes, comme « Tapori » (comparable à la JOC ou aux Jeunesses communistes), les grands rassemblements comme Alternatives 114, l’appui au Mouvement de toute une intelligentsia généreuse et compétente…

Et pourtant ATD Quart Monde reste un « embryon » qui a bien du mal à trouver des alliés objectifs. C’est l’opinion qu’il faut gagner, 54% des Français sont persuadés que la misère n’existe plus et 33% disent qu’ils ne la voient jamais. De toute façon « c’est l’affaire de l’Etat »…

Et puis, notre entreprise est une gageure : nous aidons un monde à se prendre en charge, pour organiser sa propre disparition. Lorsqu’une zone de misère est en voie de libération et que le relais est passé, aux syndicats par exemple, nous l’abandonnons pour aller vers une zone encore plus déshéritée. Le permanent Quart Monde c’est quelqu’un qui brûle ses vaisseaux : il ne peut pas espérer une place dans la société de demain. Sa seule espérance, c’est de devenir inutile.

° Mais quel est le contenu politique d’ATD Quart Monde ? N’est-il pas complice d’un certain réformisme ? Trop lié à l’aide de l’Etat ?

Joseph Wresinski a des expressions qui peuvent gêner le militant de gauche. Il semble mettre dans le même sac l’Ouest et l’Est (tout en disant que ATD Quart Monde a eu de la chance de démarrer dans un pays de liberté), les technocrates de droite et ceux de gauche, la classe dominante et le système capitaliste et une nouvelle classe, un nouveau « système » dans une société socialiste demain.

Mais son analyse n’est-elle pas irréfutable lorsqu’il dénonce la permanence du Quart Monde, l’inefficacité profonde de solutions technocratiques, l’illusion qui consiste à croire que la victoire de la classe ouvrière entraînera forcément la libération du Quart Monde ?

Et puis, en fait, ne choisit-il pas quand même son camp ?

« Notre but, c’est que les hommes et les femmes du Quart Monde, sans se faire récupérer, sans renoncer à la spécificité de leur lutte et sans oublier leur dure expérience de la misère, rejoignent la lutte du prolétariat organisé. Mais ce n’est pas évident : la classe ouvrière est à la fois la plus proche d’eux par la situation sociale et la plus éloignée par la mentalité.

Quant à l’aide de l’Etat, quelle organisation de gauche n’exige pas des subventions publiques comme un droit ? En fait, nous sommes une contestation permanente pour l’Etat, nous lui rappelons son rôle de défenseur des plus défavorisés, nous lui proposons, par notre action, des expérimentations. Nous somme un signe de contradiction vis-à-vis de toute institution qui cherche d’abord à se perpétuer. Y compris l’Eglise qui fut longtemps l’asile des exclus, leur recours, leur lieu de révolte et de libération. L’Eglise semble ne plus vouloir se reconnaître dans le visage des misérables, qui est celui du Christ souffrant. Elle y perd son identité… Et pourtant ce rebut de l’humanité, ce déchet, c’est le petit reste des élus, le Peuple sauvé par Dieu ».

Minute de vérité : l’évangile de libération , le visage du Crucifié, l’Amour de l’Eglise des pauvres sont bien au cœur de l’aventure de Joseph Wresinski.

Philippe WARNIER

Article paru dans TEMOIGNAGE CHRETIEN, n° 1741 – jeudi 17 novembre 1977.

 

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