L’Eglise devant les pauvres

– On parle des pauvres, mais il n’y a pas de mot pour désigner les gens dans la misère ?

- On peut parler des plus démunis, les communistes disent “ les plus défavorisés ”. C’est vrai, on manque de précision pour bien distinguer entre pauvreté et misère, peut-être parce qu’on passe de l’une à l’autre par toute une gamme d’échecs et de déchéances. L’extrême misère est pourtant une situation très particulière qui existe partout, mais cachée dans un ensemble, le monde de la misère vit à l’intérieur du monde des pauvres.
- Des bons pauvres ?

- Oui, on s’intéresse aux bons pauvres bien méritants, bien dignes, et on fait l’impasse sur les miséreux, les gens pas intéressants, douteux, feignants, dangereux, comme on se hâte de le dire pour s’en écarter. Ceux qu’on chasse des églises à cause de leur allure et de leur odeur. Un jour, à Saint-Sulpice, pendant la communion, j’ai vu un homme qui avançait en titubant, il était ivre. Je me suis dit : “ Que va faire le prêtre ? ” Il lui a donné la communion, et tous l’ont entouré fraternellement. C’est ça, des chrétiens, c’est ça la miséricorde, faire abstraction de tout pour ne voir dans un homme que son besoin de compréhension, d’indulgence. Cette scène m’a mieux fait comprendre la miséricorde de Dieu. On me dit : “ Vous êtes complice de la paresse, du vice. ” Je suis le complice de Dieu, mais du Dieu que m’ont fait connaître ces plus pauvres. Et complice de l’Église qui les aime.
- Ça ne se voit pas toujours.

- Je n’ai jamais rencontré un prêtre vraiment prêtre et un laïc vraiment engagé qui ne soient pas bouleversés devant le monde de la misère et désireux de faire quelque chose. Ce n’est pas une invention d’aujourd’hui, c’est un héritage. Dès le début de l’Église on a eu le souci des pauvres. Bien plus qu’un souci, une communion. Toutes ces congrégations et ces institutions au service des plus mal vus de la société. Pas seulement pour les servir mais pour recevoir d’eux quelque chose d’inestimable : ils maintiennent l’Église en état d’amour et d’humilité.

-D’ humilité ?

- Elle est sûrement pleine de bonne volonté mais pas toujours efficace, elle est impuissante, c’est sa grande souffrance. Elle invente à chaque époque pour faire reculer tel genre nouveau de misère et l’éternelle misère de malchance qui niche partout, mais elle finit par n’avoir pas assez de moyens et peut-être plus assez de cœur devant ces trop difficiles à aider. Elle ne sait plus leur parler, elle n’ose plus. Il y a des lieux, des temps et des gens d’Église qui perdent le contact avec les plus pauvres. L’histoire est remplie de ces élans vers la misère qui finissent en collèges pour les riches. Mais je le dis, je l’affirme, prise globalement et surtout regardée dans son cœur profond et ses saints, l’Église est l’Eglise des pauvres. Là où je suis je vois très bien pourquoi c’est elle qui peut aller le plus loin pour eux.

-Pourquoi ?

- Elle transforme leur cœur, elle les sauve, elle les remet dans l’espérance et dans l’amour. Ces démunis en viennent à se donner eux aussi, ils cherchent à rendre service et ça desserre l’étau de leur misère, ils sont capables de penser aux autres, de se priver. Devant des choses pareilles je vous assure qu’on est avec Dieu, dans l’action de Dieu.

– L’ Eglise va vers les pauvres, mais les pauvres sont-ils chez eux dans l’ Église ?

- C’est l’ordre même du Seigneur ! “ Va chercher ceux qui ne sont pas encore à ma table, va les chercher dans les rues, dans les bidonvilles, les cités d’urgence, les coins à chômeurs. Va vers eux et ils viendront chez toi. ” Alors, là, se pose le problème de l’attirance. Quand les pauvres voient un prêtre, une religieuse, un laïc engagé, une communauté paroissiale, il faut que ces pauvres puissent sentir qu’on les attend, qu’on va les aimer.

– Les milieux chrétiens, même modestes, rejettent plus ou moins consciemment les gens à misère déplaisante, insoutenable. Je dis cela parce que c’est ma propre réaction, ils me font peur, j’essaie de les oublier.

- Nous sommes dans un monde qui s’est bâti des citadelles, qui met partout des garde-fous, et le plus terrible – celui dont vous parlez -, l’oubli. On gomme l’insoutenable et c’est vrai qu’on a peur. Mais c’est le moment de se dire : quel est le Dieu que j’adore ? Et avec qui je l’adore ?

– Quel est le Dieu de Joseph Wresinski ?

- Je ne suis pas un homme de monastère, l’oraison ce n’est pas ma rencontre d’un Dieu invisible, je le rencontre dans le désespoir des plus perdus, dans les larmes de honte, dans le froid et la faim, les soûleries, la prostitution. C’est ça, mon cloître.

– Et le Dieu de ce cloître ?

- Celui qui me dit que je suis pauvre aussi, affreusement pauvre.. Là, si je n’ai pas de l’amour à donner, qu’est-ce que je suis pour elle, un dépanneur ? Quand on s’engage à l’ATD on vient pour dépanner, bien sûr, mais on découvre vite qu’ils attendent autre chose. Ils veulent être regardés, écoutés, sinon rien ne se passe, rien n’est changé. Je revois ma pauvre mère. Après la visite de quelqu’un qui lui apportait des chaussures, des choses, elle se met à pleurer : “ Tu vois comme on m’a traitée ! ” J’ai vu des miséreux écrasés, avachis, et qui tout à coup se dressaient devant l’assistante sociale : “ Je ne suis pas un chien ! ” Ils avaient craqué, ils avaient décidé d’arrêter tout effort pour vivre et vous arrivez, vous sentez dans leurs yeux comme ils se transforment parce que quelqu’un croit encore en eux. Après, d’ailleurs, ça reste très difficile, ils vous déçoivent toujours, ou du moins ils déçoivent. Ce que vous voudriez pour eux, il faut s’arracher des tripes un amour qui les laisse libres.

– Comme l’amour de Dieu pour nous ?

- Oui, mon Dieu c’est celui qui nous aime en nous laissant libres même quand nous le décevons, mais il ne cesse pas de nous accompagner. J’essaie d’être un peu cela. On sauve une famille en lui faisant avoir des allocations dans des conditions invraisemblables et aussitôt ils claquent tout avec les voisins : allez, c’est la fête des allocations familiales ! Quand on me demande si j’ai des réussites je réponds : si je cherchais à tout prix des réussites, mes réussites feraient de moi le maître des pauvres et non le compagnon qui respecte et qui laisse libre.

– Votre Dieu, c’est celui avec qui vous devez tout le temps rester pour les aimer.
- Oui, c’est bien cela mon oraison, ma vie d’union, les aimer avec lui et comme lui ; il faut qu’il me le réapprenne constamment, Je n’aurais jamais cru que ça pouvait être si difficile, je commence un peu à comprendre ce qu’on dit quand on répète un peu vite que Dieu est amour. Nous ne pouvons être avec lui que si nous n’avons qu’une envie : être là comme lui. Ces hommes, ces femmes, ces enfants dans la pire détresse, quand je vois qu’ils ont encore le courage de chanter et de rire, je me sens purifié de tout, je ne tiens qu’à la tendresse de Dieu, il n’y a plus rien dans leur vie et dans la mienne que cette tendresse. En plein hiver, dans une baraque glacée, j’ai vu une maman laver son petit dans un seau d’eau froide. Je sentais en moi l’amour de Dieu pour eux, je ne pouvais que leur communiquer cela, mais je vous assure que les pauvres ont l’oreille fine. Vous pouvez faire des discours, ils ne se trompent ni sur votre foi ni sur ce que vous avez dans le cœur.

 

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