Vivre dans la dignité

Colloque international Vivre dans la dignité, Familles du Quart Monde en Europe, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 23 et 24 novembre 1984. Conclusions du père Joseph Wresinski

Vivre dans la dignité !

I – Que sont et que représentent les familles les plus pauvres ?

La dignité des familles les plus pauvres est le révélateur de la dignité de toutes les familles.

La manière dont sont traitées les familles les plus pauvres, celles qui n’ont rien d’autre à faire valoir que leur existence, donne la mesure du respect dans lequel est tenue la famille dans nos sociétés occidentales.

La manière dont sont traités les enfants des familles les plus pauvres, la manière dont sont traitées la maternité, la paternité pour les plus pauvres, est révélatrice de la façon dont notre civilisation fait cas de l’enfance, de la maternité et de la paternité.

Un homme, placé dans son enfance, nous dit :  » Quand mon père est mort, on ne me l’a même pas dit « . Les familles qui sont ainsi révélatrices des insuffisances de la société, celles qui doivent devenir notre boussole, ce sont les familles de la grande misère,

Mais il me faut préciser une dernière fois de qui je veux parler, Cela est d’autant plus nécessaire en ce temps où l’on parle tant de pauvreté, de « nouvelle pauvreté ». N’a-t-on pas tendance aujourd’hui, à confondre souffrance et difficultés avec pauvreté ? Or, toute souffrance n’est pas pauvreté, toute situation difficile ne peut être assimilée à la pauvreté. L’homme qui souffre mérite compassion, et il ne faudrait pas prendre à la légère la souffrance du malade ou les difficultés du cadre qui perd brusquement sa situation. Mais ce n’est pas cela la grande pauvreté que nous avons rencontrée à travers le monde, dans les bidonvilles, les slums, les taudis, dans toutes les zones de misère.

Toute exploitation n’est pas pauvreté, toute oppression n’est pas pauvreté, tout souffrant n’est pas pauvre. Mais tout misérable est un souffrant.

La grande pauvreté, c’est la condition d’hommes sans ressources, sans pouvoir, sans considération, sans culture, d’hommes ignorants, acculés à la violence et à la désespérance, d’hommes vulnérables à tout ce qui vient les agresser, d’hommes méprisés par ceux qui ont les richesses, le pouvoir et le travail.

Les pauvres aujourd’hui en Europe, ce sont les familles appartenant à un milieu qui porte un héritage de pauvreté depuis plusieurs générations. Un individu n’est jamais pauvre tout seul. Il est avec sa famille, avec ses père et mère, ses frères et sœurs, avec celui ou celle qui partage sa vie, avec ses enfants, qui reçoivent la misère pour héritage.

Car c’est dès avant sa naissance que l’enfant d’une famille misérable est un enfant de la misère.  » Mon péché à moi, me disait une mère un soir de Vendredi Saint, est d’avoir mis au monde des enfants de la misère.  » Dès le sein de sa mère, l’enfant souffre de sa faim, des humiliations et des reproches qu’elle subit ; il souffre de l’angoisse de porter un enfant promis à la misère. Dès le sein de sa mère, on n’attendra de cet enfant, qu’échecs et menace.

Mais reprocher aux pauvres de concevoir, c’est condamner une société, car cette misère est la conséquence de notre irresponsabilité. Les familles très pauvres n’acceptent pas le malheur. Elles n’acceptent pas d’être réduites à la survie elles veulent vivre !

Celui qui n’a plus que la force de survivre physiquement est déjà un homme mort, Et c’est cela, le risque de la misère totale : c’est d’être condamné à la survie dès le sein de sa mère, c’est d’être condamné à être comme un homme déjà mort, tout au long de son existence,

C’est pourquoi tout l’effort des pauvres est de refuser la survie. Ils veulent vivre, même s’il leur faut chercher des petits travaux non reconnus, pour n’avoir pas à mendier des secours, même s’il leur faut fuir sur les routes, pour éviter une expulsion ou le placement des enfants,

C’est pour vivre et continuer à vivre que les pauvres se mettent en ménage et veulent avoir des enfants.  » Les pauvres, disait une jeune mère de famille, les pauvres, il faut qu’ils travaillent, sans métier, sans rien. Et ils vivent rien que pour ne pas mourir, Mais ce n’est pas vivre vraiment la vie. Parce que la vie, elle n’est pas comme ça.  »

Vivre, en effet, les familles du Quart Monde ne cessent de le répéter, vivre, c’est être reconnu, c’est être respecté, honoré.

Ce qui importe, ce n’est pas tant ce qui se fait pour les plus pauvres ; ce n’est pas tant la soupe populaire ou les droits qu’on leur accorde. Ce qui importe, c’est la manière dont les gens sont reconnus, lorsqu’ils se présentent à la soupe populaire. Ce qui importe, c’est la manière dont ils sont reconnus, lorsqu’ils veulent faire valoir leurs droits.

Ils le savent bien, eux, que le jour où un homme renonce à être reconnu, à être respecté, que le jour où il accepte de tendre la main, sans s’indigner, sans s’insurger, ne serait-ce qu’en silence, tout au fond de lui-même, les plus pauvres le savent bien, cet homme et sa famille n’existent plus.

 » On ne vit pas que pour manger « , disait l’autre jour, un homme dans une cité, aux abords de Paris.  » Si l’on n’est que nourri, c’est comme quand on est en prison ou à l’armée.

II – Les trois demandes des familles très pauvres

Pour vivre, et non survivre, les familles très pauvres posent trois demandes qui leur paraissent essentielles :
- elles veulent un avenir pour leurs enfants,
- elles demandent de pouvoir vivre dans la dignité et dans l’indépendance,
- elles désirent vivre dans la paix avec le voisinage.

1. La première demande

concerne leurs enfants ; que l’avenir de leur famille et de leur groupe soit assuré. Que leurs enfants n’aient pas à subir ce qu’ont vécu les parents.

 » J’ai été placé, je ne veux pas que mes enfants soient placés.  »  » Je n’ai pas pu aller à l’école ; je veux que mes enfants aillent à l’école, qu’ils apprennent à l’école.  »  » Je n’ai pas pu faire ma communion, je veux que mes enfants fassent leur communion.  »

C’est là ce que nous disent les parents très pauvres. A travers les enfants, c’est un regard, non de la survie, mais de la vie : la certitude que l’avenir est assuré.

 » Mes enfants, dit une mère en Suisse, moi, je veux de toutes mes forces qu’ils puissent devenir quelqu’un, qu’ils soient heureux d’être dans ce monde.  »

2. La deuxième demande

que posent les familles très pauvres, c’est d’avoir l’honneur de gagner elles-mêmes la vie de leurs enfants, de ne pas avoir à dépendre de l’entraide ou de la charité publiques. Parce que dans la charité, telle qu’elle se présente aujourd’hui, il n’y a pas de dialogue.

Tout travail, si humble soit-il, entraîne le dialogue ; il mérite salaire, et on lui doit respect.

Tout travail met celui qui l’exécute sur un plan honorable, avec l’autre qui travaille à côté de lui ou le commande ; il donne droit à une reconnaissance, pour sa famille et ses enfants, pour son groupe, et donne droit au respect de son environnement.

 » Mon père, il travaille…  »

 » Mon mari, lui au moins, il n’est pas un fainéant…  »

A celui qui est en situation de dépendance, on peut lui refuser ce respect et ce dialogue sans qu’il puisse réclamer, puisqu’il n’offre pas de contre partie, Celui qui vit dans la dépendance ne peut apporter ni son utilité, ni l’engagement de sa personne. Il ne peut même pas demander d’être reconnu comme personne, Et pour survivre, et non plus vivre, il est obligé de mentir, de tromper, de faire de sa propre misère, de sa propre souffrance, une marchandise à vendre ; il est contraint de s’humilier dans sa souffrance et de souffrir plus encore, parce qu’il est humilié.

3. Enfin la troisième demande :

c’est d’être en paix avec le voisinage.

Or, il n’y a pas de paix possible dans le voisinage si la cité se dégrade, si la moitié des logements sont murés ; si dans la cité tout se décide par un office HLM lointain, incapable de dialogue et n’exigeant que des redevances.

Pour vivre en paix avec le voisinage, il faut une participation possible à la vie de la cité et du groupe ; il faut que la cité soit reconnue comme faisant partie d’un quartier et d’une ville ; qu’elle bénéficie des mêmes efforts d’entretien, d’aménagement, de voirie, des mêmes équipements que l’ensemble des quartiers de la ville.

Par ces trois demandes, les familles les plus pauvres ,et avec elles toutes les familles, demandent de vivre, et non de survivre dans le désordre, dans la violence, dans la dépendance et dans l’ignorance,

En résumé, nous pouvons nous rappeler que toutes les familles demandent de vivre dans la dignité. Et il n’y a pas de dignité possible sans avenir pour la famille ; il n’y a pas de dignité possible sans indépendance et prise de responsabilité ; il n’y a pas de dignité sans la paix, et pas de paix sans environnement valable.

Trois demandes si simples, si élémentaires, Trois demandes dont vous me direz que chacun de nous eût pu les imaginer lui-même, tellement elles paraissent évidentes.

Les choses ne sont pas si simples. Mme Alwine de Vos van Steenwijk le disait dès son introduction hier matin. Parce qu’à leurs demandes, les familles du Quart Monde veulent élaborer enfin, elles-mêmes, les réponses, elles veulent, après des générations d’exclusion, sortir de cette zone d’obscurité et de silence que nous leur avons réservée dans l’histoire de l’humanité.

Les familles les plus pauvres veulent entrer dans notre histoire et cela, enfin, sous leur véritable identité, Non plus en pauvres, objets de mesures, mais en partenaires, coresponsables des mesures qui sont prises à leur endroit. Elles veulent enfin entrer en démocratie,

Mais entrer en démocratie, cela signifie quoi ? Nous n’allons pas, une nouvelle fols, leur tendre un piège. Comme fut un piège d’offrir le pain et la soupe en disant  » ainsi, vous vivrez, nous vous faisons vivre.  » Offrir la concertation de n’importe quelle manière, en disant :  » vous voilà en démocratie, nous vous consultons « , peut être un leurre aussi.

Je ne pense pas, les familles elles-mêmes ne pensent pas, que l’Europe, leurs concitoyens voulaient les leurrer lorsqu’ils décidaient pour elles la cantine, les dons, les secours, Elles-mêmes ont dû redécouvrir, génération après génération, que vivre, ce n’était pas cela.

Elles en ont porté la mémoire, des siècles durant ; mais une mémoire que le monde alentour ne consulte pas est une mémoire qui ne sait pas parler. Celle-ci dicte des gestes, des attitudes profondes dans les familles, mais elles-mêmes n’ont pas coutume de les expliciter. Toutes les paroles des familles, toutes les explications qu’elles-mêmes donnent et qui vous ont été confiées, ces deux jours durant, ont pu surgir de leur cœur, de leur esprit ; cela a été possible, parce qu’aujourd’hui, elles se trouvent à partager leur vie avec un Volontariat qui vit à leur côté, un Volontariat qui ne cesse de leur dire  » racontez-moi, expliquez-moi, conduisez-moi auprès de vos parents, de vos grands-parents, de vos frères et sœurs. Alors, ensemble, nous enregistrerons la mémoire, l’histoire des vôtres.  »

Ce que les familles portaient en elles, de mémoire silencieuse, transmise en famille.. entre familles seulement, elles ne nous en veulent pas de ne pas l’avoir entendu. Contrairement à ce que disent certains, les familles du Quart Monde ne sont pas particulièrement amères ni vengeresses.

Mais brusquement, se mettre à les consulter, à interroger leur mémoire, les poussant à parler individuellement de ce qui fait tellement mal, à parler de ce pourquoi la parole, le raisonnement n’ont pas encore été exercés, ce serait un abus de confiance.

En démocratie, on ne fait pas parler des hommes et des femmes individuellement ; on leur donne le temps, les moyens, les structures, pour se concerter, entre eux d’abord, pour bâtir une pensée commune. Toute autre démarche est un mensonge, un guet-apens, une travestie de la démocratie.

C’est pour cela que l’ATD Quart Monde, partout où sont les familles, crée, avec elles, des Universités populaires, lieux où, entre elles, mais aussi en présence de concitoyens de confiance, elles consultent et mettent au clair leur histoire, leur mémoire. Connaissance, recherche, mise en forme qui, plus que toutes les autres, mérite le qualificatif  » d’universitaires « .

Derrière les trois demandes des familles : l’avenir des enfants, le travail, la cité honorée et la paix, se tient un vaste appel à l’Université populaire :  » Laissez-nous réfléchir et parler enfin. Laissez-nous libres et donnez-nous les moyens de penser, de parler comme nous l’entendons. Parce que nous avons des choses à vous ire, que vous ne savez pas, que vous ne pouvez pas imaginer. Et parce que nous donner la parole à nous qui sortons de l’abîme, c’est enfin donner à votre société un plancher. Aucune famille ne pourra plus tomber dans le vide ; toutes les familles seront désormais à l’abri.  »

Aucune famille, c’est ma confiance profonde, n’acceptera plus que continue une Europe où des enfants sont voués à la misère dès le sein de leur mère. Nous voulons bâtir une Europe de paix, de respect, d’avenir, pour les plus pauvres en particulier. Aucun Européen parmi vous ne peut nier le but poursuivi par ATD, même si aucun de nous n’en paie le prix, et à tout instant.

C’est bien pour cela qu’au cours de ces deux journées, ont été examinées les conditions de la dignité familiale : celle-ci, rappelons-nous, les repose sur une sécurité matérielle véritable, sans laquelle tout projet à long terme est impossible. Cette première condition suppose : la sécurité du logement, des ressources. Elle suppose aussi la protection de la santé. Ont été examinées les conditions du respect du projet familial et de l’espace privé que représente la famille, contre les intrusions de toute sorte ; la garantie de moyens de défense et de secours contre les abus de pouvoir.

Mais on peut nourrir, on peut loger tous les pauvres et cependant les mépriser profondément. On peut, pour le moins, se montrer totalement inconscients de leur incommensurable dignité, du rôle unique qu’ils doivent jouer, dans notre civilisation européenne en tous les cas.

L’Europe s’est montrée inconsciente. Mais le peut-elle encore demain ? L’Europe est avertie désormais, et ce qui fut par le passé ignorance, inconscience, bonne volonté mal éclairée, risquerait maintenant de devenir refus conscient. Refus d’écouter les plus pauvres et de se laisser entraîner par eux, refus de l’existence de ces familles. Ce serait l’affirmation consciente qu’il eût mieux valu pour ces familles de ne pas chercher le bonheur, de ne pas chercher autrui.

Je vous avoue que pareille Europe, demain, me paraît inconcevable ! Je ne puis même pas l’imaginer. Je sais que nous sommes dans cette Europe qui veut se laisser entraîner. Elle veut cette justice à rebâtir au jour le jour, où les règles du droit et de l’intelligence des hommes laissent la porte ouverte au pardon, où les chances seront égales pour les nantis et pour les pauvres. Mais de cette justice-là, il faut prendre les moyens, des moyens simples, pas du tout spectaculaires, si ce n’est  » spectaculaires  » pour les hommes qu’ils réunissent. Que ceux qui savent apprennent à ceux qui ne savent pas. Que le savoir des plus pauvres soit partagé. Que pour pouvoir partager, ils reçoivent des nantis les moyens du développement de la réflexion, les informations, les moyens les plus modernes de la mise en mémoire et de la synthèse.

A cette nouvelle aventure de nos démocraties, chacun de nous est convié, et je sais qu’aucun d’entre nous ne pourrait songer ne pas se rendre à ce festin, où nous attendent les familles.

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