Dans ce discours prononcé le 16 mars 2019, à l’occasion de la rencontre Paroles de Fondations organisée par l’Institut de France, André Vauchez, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, et administrateur de la Fondation Joseph Wresinski-Institut de France explique l’importance pour l’Institut et ses académies de s’ouvrir à la pensée et au savoir des plus pauvres, dans le sillage du père Joseph Wresinski.
On pourra peut-être s’étonner de voir que, parmi les nombreuses fondations qu’abrite l’Institut de France, un nombre assez important a pour objet ce qu’on a appelé, à partir de la philosophie des Lumières, la philanthropie, c’est-à-dire un intérêt marqué pour des entreprises visant à améliorer le sort des personnes et des milieux défavorisés. Cette dimension caritative du rôle de l’Institut n’est pas la plus connue, et l’on préfère généralement mettre l’accent sur ce que les cinq Académies qui le constituent apportent au progrès des connaissances scientifiques et au développement des arts.
Une tradition de philanthropie
Pourtant l’implication de l’Institut dans la « bienfaisance », comme on disait au 19e siècle, est pourtant déjà ancienne et s’est développée à partir des années 1870 sous l’influence de certains courants d’inspiration socialiste ou radicale, comme le « solidarisme » de Léon Bourgeois (+1925), mais aussi du protestantisme et du catholicisme social. Ce processus a continué au cours des dernières décennies du 20e siècle et s’est accéléré après 2000, comme en témoigne le fait que l’Institut abrite aujourd’hui de nombreuses fondations dédiées à l’action sociale, qu’il s’agisse de Caritas France, d’Habitat et Humanisme, ou des Fondations Lecordier et Joseph Wresinski, qu’il soutient dans leurs nombreuses activités.
Un monde qui n’a pas retenu notre attention
Certains – même parmi nous – s’interrogent parfois sur le sens de cet engagement philanthropique de l’Institut et se demandent si cette institution de la République qui vise à promouvoir les lettres, les sciences et les arts est bien dans son rôle en soutenant des initiatives de caractère social et philanthropique. Il me semble au contraire que c’est notre condition même de savants, d’artistes et hommes de lettres qui justifie notre implication dans la lutte contre la misère et le handicap sous toutes leurs formes. En effet, il y a là tout un monde – celui des plus pauvres et des handicapés – qui n’a guère retenu jusqu’à présent notre attention et que les exigences mêmes de notre vocation intellectuelle nous obligent, si nous voulons être honnêtes avec nous-mêmes, à prendre en compte pour ne pas passer à côté de réalités essentielles. Ce fut le grand mérite du père Joseph Wresinski, dès les années 1960, d’inviter les hommes de bonne volonté, au-delà des différences d’idées, de croyances ou de religions, à s’unir autour des exclus et à œuvrer pour leur reconnaissance en tous lieux, y compris là où se décide le devenir de l’humanité. Aujourd’hui en effet, il ne s’agit plus simplement d’aider les autres et de se pencher sur leur misère, ce qui n’était déjà pas si mal ni si fréquent, reconnaissons-le. Mais il faut, de façon plus ambitieuse, contribuer à construire une société sans misère ni exclusion, en faisant des plus défavorisés les principaux protagonistes de ce processus de changement dans lequel tout individu porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui fait sa dignité d’homme.
Prendre en compte la pensée des plus pauvres
Dans cette perspective nouvelle, l’Institut a une responsabilité particulière dans la mesure même où l’une de ses vocations essentielles est le développement des connaissances. Or, l’homme de la misère ou du handicap a été longtemps considéré comme une personne en trop. On n’attend rien de lui et on se contente, dans le meilleur des cas, de le faire prendre en charge par la collectivité. On ne veut pas se rappeler que cet homme a quelque chose d’important à nous dire et à nous apprendre. Ainsi, nous autres historiens sentons-nous, depuis quelques décennies, le devoir de prendre en compte le passé des pauvres, – ce qui est très difficile, mais pas impossible – dans la mesure où leur vie et leur présence n’ont guère laissé de traces. C’est là encore un des grands mérites du père Wresinski d’avoir affirmé, dès les débuts de son mouvement dans les années 1960, qu’il fallait écrire jour par jour la misère que vivaient les familles du camp de Noisy-le-Grand et d’autres à leur suite, sans quoi elles seraient condamnées à l’oubli. Selon ses propres paroles, « Si nous n’avions pas été là, une des pages les plus douloureuses de l’histoire des pauvres aurait été arrachée à l’histoire des hommes ».
Sortir de notre tour d’ivoire
Ces paroles si fortes nous obligent à tout faire pour combler les lacunes de notre histoire en faisant aux plus pauvres et aux handicapés la place qui leur revient et qui leur avait été généralement refusée. Car, contrairement à ce que l’on pense souvent, il y a certes dans leur vie beaucoup de souffrances, mais aussi des choses que les autres – les personnes dites normales – risquent de ne jamais comprendre ni même imaginer, en particulier ce que cela signifie d’être condamné au mépris et à l’exclusion. Cette « sagesse » douloureusement acquise des pauvres et des handicapés « comporte un savoir du monde qui les entoure, dont ils sont seuls à connaître de l’intérieur les comportements envers des pauvres comme eux », écrivait Joseph Wresinski (Refuser la misère, Éd. du Cerf, Paris, 2007). Ceux qui vivent dans la grande pauvreté ou l’exclusion ont aussi un message à livrer sur la justice, la liberté et la fraternité, ainsi que sur l’espérance qu’ils conservent en eux malgré toutes les difficultés qu’ils traversent. Mais ce message ne pourra être communiqué que si ceux qui vont à leur rencontre pour les aider passent du « faire pour les pauvres », qui a été à la base de la philanthropie du 19e et d’une bonne partie du 20e siècles, à un « faire ensemble » avec eux. Processus difficile et même parfois douloureux pour nous, dans la mesure où il suppose de notre part une implication personnelle dans des réalités que nous préférons ne pas voir, ainsi qu’une solidarité profonde avec les plus pauvres qui oblige les savants que nous sommes à remettre en cause leur vision du monde, tant passé que présent. En favorisant cette nouvelle approche de la misère et de la précarité qui caractérise aujourd’hui de larges couches de la société où nous vivons, l’Institut ne trahit pas sa vocation qui est de contribuer à l’accroissement et à la diffusion des connaissances. Il l’élargit à une dimension nouvelle de l’univers qui nous entoure, ou le savant et l’écrivain ne peuvent rester enfermés dans leur tour d’ivoire et demeurer indifférents aux attentes de leur temps.
André Vauchez